Journal / actus

Corps et prise de risque

18 septembre 2020

Période de pandémie oblige, nous avons fait l’expérience d’une distanciation physique tout en maintenant, par des moyens numériques et de télécommunication, nos liens intimes, amicaux, familiaux, professionnels... Paradoxe de ces séparations, l’action de celles et ceux qui s’engageaient physiquement tout en prenant le risque de la contamination a permis de sauver des vies et de maintenir une certaine intégrité du corps social. À des degrés différents, engager son corps s’inscrit toujours dans une prise de risque, concrète, symbolique ou sensible. Concrètement, celle ou celui qui soigne et qui va au contact prend le risque de la contamination, celle ou celui qui va sur le terrain dangereux prend le risque d’être blessé. Ces prises de risque vont jusqu’au sacrifice pour préserver les autres d’un grand danger, à Tchernobyl, à Fukushima, en pleine épidémie d’Ebola, lors d’une intervention en mer, en montagne…
Engager son corps sur une scène est loin de ces dangers potentiels vitaux mais il s’agit bien de corps quand nous parlons de théâtre, de musique, de peinture, de danse. Et il s’agit bien de prises de risque quand nous osons prendre un instrument de musique « devant tout le monde ». Dire nos mots ou ceux des autres. Montrer un enchaînement de gestes. Incarner. Se tordre face aux autres. Révéler une image. Une mise en scène. Quel que soit le risque, l’acte de mise en danger, lorsqu’il est authentique, révèle nos fragilités. Il nous rend humain et porte en lui-même une universalité. Il faut donc le protéger et le partager. Le protéger de toute entreprise qui vient faire glisser les humains vers le normatif, la compétition et qui les fait tendre vers des comportements de machines robotiques ou de simples consommateurs. À bas le coaching d’entreprise ! À bas le comportementalisme ! À bas le marketing ! Il nous faut rendre accessibles les prises de risque "capitales" de l’humanité. À bas la distanciation entre le savoir et les corps ! À bas les distinctions sociales ! À bas l’accès à la Culture comme personnification condescendante du savoir ! Comme il faut décoloniser les arts et rompre avec les dominations masculines dans les politiques culturelles, il nous faut rétablir les pratiques qui font que les cultures populaires s’émancipent des cultures consuméristes de masse. Les pratiques des arts vivants ont été trop longtemps occupées par une catégorie socio professionnelle aisée (dans les ateliers de transmission, dans les écoles de théâtre, dans les salles de spectacle que nous fréquentons…). Et donc, en attendant d’abolir complètement les classes sociales, il nous faut inventer les conditions d’un partage des pratiques et des moyens pour l’accomplissement de ces pratiques. À bas donc la violence de classe qui sépare le savoir des uns et l’ignorance supposée des autres ! Faisons cultures, permettons-nous les risques de l’émancipation par la création, par le geste patiemment construit ou spontané. Faisons démocratie.

Lionel Jaffrès