« J’ai pas le temps j’ai piscine. J’ai pas le temps. J’ai pas le temps de m’occuper d’Alep, du climat, de la dictature en Turquie. Pas le temps. Merde de merde. J’ai pas le temps de crier aux riches, ceux qui dominent, de leur hurler aux bouzards « putain mais partagez donc vos milliards bordel de nom d’un chien ». J’ai pas le temps d’aller leur gueuler que l’égalité des chances c’est de la foutaise. Que la loi du marché c’est ça qui est barbare. Et qu’ils crachent. Qu’ils crachent. J’ai pas le temps d’accuser Bayer et BNP Paribas. J’ai pas le temps j’ai piscine. Ils me foutent les nerfs mais j’ai pas le temps. Et puis j’ai pas le temps non plus d’empêcher l’exploitation du sable. Le sable dans la baie de Lannion ni de me foutre face à un bulldozer à Notre-Dame-des-Landes. J’ai pas le temps d’héberger les gens. Les gens comme moi qui sont dans la rue et de dire aux préfets, maires, présidents « Ton job ? C’est trier des lentilles ? ». Pas le temps j’ai piscine. Et puis j’ai pas le temps de dire à tel ou tel journal que je m’en fous de la rentrée des classes et des soldes. Je m’en fous de ce que dit Pogba ou Bernard Hinault. J’ai pas le temps. Pas le temps. Pas le temps non plus d’exiger des ptits légumes du coin dans les cantines, des transports en commun gratuits. Un salaire, un toit à vie. Pour tout le monde. Pour les fils à papa, comme pour les zoulous et les paysans. Et la suppression de la TVA. Participer à la révolte des chômeurs, des ouvriers, des immigrés. Leur dire qu’ils ne sont ni racistes, ni fascistes, ni terroristes. Mais j’ai pas le temps j’ai piscine. Et j’ai pas le temps de chercher. Pas le temps d’aller et venir. Pas le temps de m’intéresser. Et puis je n’ai pas le temps de mesurer la taille du Monde. J’ai pas le temps de mesurer la taille du Monde pour me rendre compte combien c’est impossible. Combien c’est impossible de ne pas avoir le temps. C’est impossible de ne plus avoir le temps. »

Lionel Jaffrès, le 22/11/2016