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16 septembre 2019

Pensée de Yogyakarta (Indonésie - Août 2019)

De ma place, je goûte, malgré moi, à la place de la classe dominante, celle des premiers de cordée à qui on facilite tout, pour lesquels on sert la soupe... à condition d’avoir du flouze. Et on se plait à mimer cette classe sociale en se montrant avec des belles voitures, motos, costumes, dans des hôtels de luxe. Il y a sans aucun doute une certaine exaltation à être dans ce rôle de prince héritier, de vip ou de privilégié. Les réseaux sociaux relaient cet apparat dont une grande partie joue le jeu. Sauf celles et ceux qui n’y pensent même pas : celles et ceux qui gardent leur fonction : de paysan, de pêcheur, de chauffeur de (vélo), de vendeur de cigarettes, de gardien, d’agent d’entretien en échange de très petites sommes assurant à peine la survie.

Et pendant ce temps, les mondes parallèles continuent à s’agiter. Se côtoient sans défiance. Les choses sont ainsi et il n’y a pas à les remettre en cause puisque nous aurions plusieurs vies et d’autres chances d’accéder à cette caste supérieure, à être, à son tour, parmi les dominants.

Et au coeur de tout cela, de tout ce fatras, de ce bouillon tournoyant, il y a cette humilité. Cette conscience (ou croyance) d’être au service de plus grand, d’être une entité faisant partie d’un tout. Et c’est comme ça. On se concentre à la tâche. On joue son rôle sans rechigner. À peine une plainte. À peine un regret. Faire partie du tumulte coûte que coûte.

Paradoxalement, les « gens d’ici » semblent goûter à un présent davantage dilaté que le nôtre. Marcher dans la rue avec un.e indonésien.ne produit chez moi un ralentissement et la remise en question de mon fonctionnement d’homme pressé. On prend le temps de marcher, de manger, de parler, de s’arrêter. (Pendant que j’écris, je suis pris d’une tension et presque d’une culpabilité de m’extraire du tourbillon environnant. Je suis là, immobile, alors que je pourrais gravir un volcan, arpenter un marché, visiter un temple. Je suis pris dans cette auto injonction à devoir tout voir, tout « faire ».)

Comme dans beaucoup d’endroits, il semble que la question du climat soit éloignée des préoccupations. La plupart n’en ont sans doute pas entendu parler. On en parle pas entre les gens. Sous cet épais nuage blanc de pollution, les javanais continuent à circuler en scooter et en voiture dans les multiples embouteillages. Pourtant, les changements climatiques sont perceptibles. Il a neigé sur le mont Bromo à Java. Incroyable. Personne ici n’avait jamais vu ça.

On se dit que l’idée de changement individuel face au dérèglement climatique n’est qu’une idée, vaine, insuffisante et irréaliste (cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas tenter de freiner nos hyper consommations). En France, une partie de la population, classe moyenne et de petite bourgeoisie (dont je fais partie), prend « conscience » du phénomène et tente des actions de changement, individuel et familial d’abord, parfois collective, argumente que le boycott serait la meilleure manière de s’opposer aux prédateurs du capitalisme libéral et prédit un effondrement du système qui pourrait engendrer une résilience.

D’ici, je me dis encore plus résolument que les questions environnementales ne peuvent être séparées des questions sociales (et sociétales) : salaires, inégalités, croyances... La lutte face à l’accélération des changements climatiques ne peut se démarquer de la lutte que chacun.e mène pour survivre au quotidien et/ou pour exister dans l’échelle sociale. Tant que, collectivement, nous ne nous attaquerons pas très sérieusement à ce système qui produit de la verticalité dans les rapports sociaux, nous ne serons que des pompiers ou pansements symptomatiques d’une société capitaliste en crise. Et nous pourrons continuer nos mesures et vérifier que le phénomène s’accélère. L’ordre (ou désordre) libéral ne sera pas menacé à coups de prises de conscience individuelles. Peut-être en sera t’il même renforcé.

Je me dis que ce que j’écris pourrait donner un sentiment de pessimisme, de renoncement ou (pire) de cynisme.

Et je suis convaincu que les sentiments négatifs liés à l’impuissance (à quoi bon ?) ne font que renforcer les comportements individualistes et donc cette fameuse « liberté d’entreprendre » dogmatique à laquelle je ne souscris pas.

Pourtant, je ne peux soutenir un discours positiviste de « prise de conscience » inscrit dans une morale presque religieuse.

Alors quels espoirs ?

L’espoir qu’il faut construire non pas comme une utopie (irréalisable) mais comme un présent en devenir pourrait résider dans les pratiques collectives non marchandes. Multiplier ces expériences collectives, renforcer les services publics et la protection sociale. Tout l’inverse de ce qui est proposé actuellement et dans la continuité d’un demi-siècle de politique libérale, de libre marché.

Recréer un rapport de force donc : incantation à créer des alliances, à rassembler pour mieux s’opposer. Réinventer la puissance publique face à la croissance libérale, cette croissance qui bousille tout, jusqu’à nos cerveaux en surchauffe.

Faire en sorte que tout ne puisse pas s’acheter et se vendre.

Lionel Jaffrès, Août 2019